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Nous entendons par « appels incessants » toute invitation à venir, adressée avec la voix et l’utilisation de mots. Les appels incessants de la personne âgée se rattachent à la catégorie des troubles du comportement perturbateurs.
Ils se caractérisent par leur caractère répétitif et insistant. Pour reprendre la définition de la Haute autorité de santé (Has), ces troubles sont des comportements, des attitudes ou des expressions « dérangeants, perturbateurs ou dangereux pour la personne ou pour autrui, qui peuvent être observés au cours de la maladie d’Alzheimer et de la plupart des maladies apparentées ».
Six cas cliniques vont être présentés ici pour lesquels la cause somatique des appels a été écartée. Seules les causes psychologiques – qui sont variées, nous le verrons – ont été retenues.
VIGNETTES CLINIQUES
Un trouble de l’adaptation
M. I entre en ehpad à la suite d’une perte d’autonomie rapide, consécutive à une maladie aiguë. Il accepte cette entrée de manière résignée. Le problème est que, dès qu’il est seul, il appelle constamment, même la nuit : « Eh oh, il y a quelqu’un ? » Son inquiétude est de savoir ce qu’il doit faire. Du fait d’un important oubli à mesure, il ne se souvient pas des interventions du personnel et peut parfois rappeler cinq minutes après un passage.
Les résidents de son couloir s’en plaignent, car ses appels troublent leur sommeil. Après l’instauration d’un traitement pour le sommeil, M. I dort un peu plus et ses appels nocturnes disparaissent. En revanche, la journée, il n’y a pas de changement. La situation se résout pourtant d’une manière inattendue. Une résidente, Mme J, s’éprend de lui et lui accorde une attention permanente. Les appels de M. I cessent rapidement. Après plusieurs mois de relation, M. I se lasse de Mme J. Il l’évite même le plus possible. Malgré cela, ses appels incessants n’ont pas repris. Il s’est créé des relations sociales et des habitudes au sein de l’établissement. Il parvient à supporter l’attente de l’Autre quand il est seul. Il a également retrouvé une autonomie qui lui permet d’aller à la rencontre des autres résidents.
L’impossibilité de rester seule
Mme S présente une démence mixte qui a très vite évolué en l’espace d’un an. Elle possède une claire conscience de ses troubles cognitifs. En conséquence, elle est très angoissée et déprimée. Un traitement antipsychotique assez lourd jugule difficilement ses troubles, et ce, malgré un accompagnement adapté en unité protégée. Elle s’énerve régulièrement en répétant : « Je suis / deviens folle » dès qu’elle est laissée seule. Ce sont moins ses propos qui ont valeur d’appel que son comportement. Il s’agit d’un état de détresse qui pousse à l’intervention d’un autre. La présence des autres résidents ne lui apporte aucune réassurance. Ce n’est que lorsqu’elle entend la voix des professionnels près d’elle que l’angoisse disparaît. Elle garde très souvent les yeux fermés et, pourtant, elle est en mesure de discriminer les voix : celles des résidents qui vivent avec elle et celles des professionnels.
La voix des professionnels est un garant contre la folie, elle la relie au monde des humains par un langage structuré, cohérent, compréhensible. Alors que celle des résidents est le plus souvent déstructurée, incohérente, et peut lui laisser penser qu’elle fait réellement partie du monde des « Fous ». La voix des professionnels, par sa structure, est plus proche de celle de la mère jadis. Il arrive fréquemment que Mme S s’apaise au point de s’endormir quand elle entend les professionnels, tel un bercement.
Les appels incessants sont des comportements qui s’observent très fréquemment dans les ehpad. Du fait de leur caractère répétitif, ils épuisent aussi bien les professionnels que les autres résidents. Comprendre leur fonction et prendre conscience de la place à laquelle l’autre est mis permettront de préserver la capacité de penser de chacun et de mieux accompagner les résidents.
Une angoisse de mort
Dès que Mme C est réveillée, elle appelle en permanence : « Cocotte, tu viens, tu viens… » Et cela continue tout au long de la journée. L’intervention des professionnels a peu d’effet sur le long terme, du fait d’un oubli à mesure. La fréquence des appels s’amplifie de plus en plus. Auparavant, le fait d’être avec d’autres résidents ou d’aller aux animations réduisaient ses appels. Il semble que, lorsque son attention est focalisée sur autre chose, ses angoisses soient moins fortes. Mais cela ne semble plus lui suffire. Mme C redoute d’être seule et est envahie par la peur de mourir, elle le dit elle-même : « J’ai peur de mourir. » Par ses appels, elle recherche une présence permanente à ses côtés qui la rassure. La réassurance est possible en lui assurant qu’au moment présent, elle ne présente aucun signe clinique qui indique qu’elle va mourir durant la journée.
Une insatisfaction permanente
Mme N a une maladie neurodégénérative à un stade avancé. Dès qu’elle voit un professionnel ou une personne en visite, elle appelle : « Madame, madame, MADAME. » Elle demande une attention exclusive et tyrannique, en augmentant l’intensité de ses appels si l’attention est portée à un autre résident ou sur toute autre action. Lorsqu’un professionnel s’occupe d’elle et qu’une autre personne arrive, Mme N interpelle cette personne jusqu’à ce qu’elle lui accorde aussi son attention. Ses demandes sont toujours identiques : « Je veux partir. » Mais, la plupart du temps, elle ne sait pas où elle veut aller et, dès qu’elle est emmenée à un autre endroit, elle veut en repartir aussi vite. Ou « restez près de moi », alors que nous sommes déjà à côté d’elle. Ses demandes ne semblent pas correspondre à ce qu’elle désire intérieurement. Il existe une certaine insatisfaction permanente. La proximité s’avère insuffisante. Ses appels seraient la recherche d’un Autre absent.
Les déficits sensoriels et cognitifs comme source d’insécurité
Mme F a des troubles cognitifs évolués. Elle présente une importante surdité. Sa mobilité est réduite du fait de troubles de l’équilibre et de douleurs. Ses appels ont lieu essentiellement le matin, avant la toilette : « Il y a quelqu’un ? », « Au secours. » Quand elle se réveille, elle se confronte rapidement à ses incapacités et à sa dépendance vis-à-vis de son environnement. À cela s’ajoute le fait qu’elle se trouve dans un isolement sonore quasi total, les bruits du couloir ne pouvant pas la rassurer sur la présence du personnel. La désorientation temporo-spatiale et l’oubli à mesure accentuent ce climat d’insécurité pour Mme F. Cela a pour conséquence d’entraîner des appels de détresse.
--> Le reste de la journée, les appels n’ont pas lieu, car elle aime être avec du monde et parvient à obtenir l’aide dont elle a besoin.
La désorientation
M. E a une maladie neurodégénérative à un stade modéré, lors de son entrée en unité protégée. Pendant près d’un an, il a témoigné encore de bonnes capacités d’encodage et d’orientation temporo-spatiale. Mais, depuis peu, ces deux fonctions se sont altérées. Il se met à crier « Au secours » dès qu’il est perdu. Le personnel intervient pour le réorienter et lui apporter l’aide dont il a besoin. Cela peut se reproduire plusieurs fois de suite, notamment le soir quand les repères sont plus difficiles à trouver.
LES APPELS INCESSANTS ET LES CRIS : SIMILITUDES ET DIFFÉRENCES
L’activité psychique résulte d’un travail psychique de transformations à partir du somatique. La source en est la pulsion, et l’aboutissement en est la pensée. André Green (1972) propose un modèle des processus de pensée dans lequel il existe un système d’emboîtements successifs où chaque nouvel élément intègre le précédent : la pulsion est liée au soma, l’affect à la pulsion, les représentations de choses à l’affect, les représentations de mots aux représentations de choses, la pensée réflexive aux représentations de mots.
D’après Louis Ploton (2010), les demandes incessantes constituent l’une des manifestations de l’« attaque à la pensée ». Dans les pathologies neurodégénératives, il y a une déconstruction de l’appareil psychique, suivant le chemin inverse de sa structuration. Quand des appels incessants s’observent chez des résidents, la maladie neurodégénérative en est souvent déjà à un stade évolué, et la pensée réflexive n’est plus possible. Nous pourrions même avancer l’idée qu’il y a un effacement progressif des représentations de mots.
Les cris correspondraient à un niveau de déconstruction encore en-deçà. Il y aurait une disparition des représentations de mots, voire de choses, au bénéfice de l’expression simple de l’affect et-ou de la pulsion. Selon Jiska Cohen-Mansfield (2000), les besoins insatisfaits sont à l’origine des troubles du comportement. Dans les six vignettes cliniques présentées, les appels incessants peuvent se comprendre comme liés à un état d’angoisse et à un besoin de réassurance.
Bernard Groulx (2005) s’est intéressé aux cris et distingue trois fonctions à ces comportements :
• crier permet de combler / satisfaire les besoins ;
• crier permet de communiquer les besoins ;
• crier est une réaction par rapport à la frustration et aux affects négatifs (éléments bêta selon Wilfred R. Bion).
Dans les six cas cliniques présentés, les appels des résidents semblent correspondre uniquement à la communication d’un besoin d’ordre relationnel et appellent à l’intervention d’un autre, qu’il soit présent ou absent.
Nous pouvons supposer que c’est ce qui fait la différence entre les appels et les cris : dans les cris, il n’y a plus nécessairement cet appel à un autre.
LA FONCTION DE L’APPEL À UN AUTRE
Les appels incessants se caractérisent par une incapacité de rester seul et de supporter la frustration occasionnée par l’attente. L’inscription de la permanence de l’autre et de la possibilité de son retour après une absence n’est plus opérante du fait d’une défaillance de la mémoire : la non-présence de l’autre est perçue comme une disparition et non comme une absence momentanée. La personne âgée, qui présente des troubles cognitifs évolués, n’est plus en mesure de concevoir que l’objet pourrait revenir l’instant d’après (Deboves, 2015), car sa mémoire ne lui permet plus de se rappeler que c’est possible.
Donald W. Winnicott (1958) a mis en évidence que « la capacité d’être seul » est possible grâce aux relations entretenues avec les objets internes. Cette capacité est donc mise à mal ici. Tout se passe comme si l’internalisation du bon objet interne avait disparu. C’est ce qui explique le caractère répétitif des appels.
Les appels incessants ont cette fonction d’attirer vers lui le prochain qui se fait « témoin secourable » (Engasser, 2013). Ils ont pour objectif d’être entendus par un Autre et d’être compris, voire interprétés.
Ces appels se retrouvent chez des résidents qui présentent des troubles phasiques avec, en particulier, un manque du mot marqué. Ils auraient ainsi valeur d’économie du langage, quand la parole ne parvient plus à formuler une demande. Comme nous l’avons vu précédemment, les appels sont liés à un état d’angoisse et à un besoin de réassurance. Nous pourrions même dire qu’il existe un « état d’impuissance » ou d’« agonie primitive » (Winnicott, 1965-1968) qui peut faire craindre l’effondrement.
L’autre est donc celui qui protège contre la menace de l’effondrement et qui évite que l’agonie ne se prolonge. Il assure au résident la continuité de son existence, face à l’angoisse de non-être. Nous pourrions même dire que, tout comme les cris, les appels incessants ont cette « double fonction de se sentir exister et d’en trouver une preuve dans l’autre » (Engasser, 2013).
LA PLACE DE L’AUTRE
L’autre est source de sentiments ambivalents. Il est un bon objet, dans le sens où il apporte une réponse et une réassurance, mais il est également un mauvais objet, car il répond à une situation d’insatisfaction (Deboves, 2015). Cet autre secourable est attaqué par la répétition et l’invariabilité des appels, quelle que soit l’intervention réalisée. Il l’est du fait de son incapacité d’éradiquer l’angoisse et du fait de la frustration qu’il occasionne par son absence (Dibie-Racoupeau et al., 2010).
L’autre peut aussi avoir une place particulière en fonction de chaque individu, comme le démontrent les cas de M. I et de Mme N.
L’autre peut servir de Moi auxiliaire
Dans le cas de M. I, sa perte d’autonomie et son entrée en Ehpad ont entraîné une déstabilisation psychique, un sentiment d’insécurité interne, ainsi qu’une perte de repères qui est angoissante. Son appareil psychique ne parvient plus, à lui seul, et ce, de manière transitoire, à affronter cette désorganisation. Nous pouvons penser que Mme J a joué le rôle de Moi auxiliaire. Grâce à sa présence permanente et rassurante, elle a contenu les angoisses de M. I, ce qui a permis à son appareil psychique de se restructurer et de s’adapter. De façon temporaire, elle a servi d’appareil à penser les pensées (Bion, 2004) pour M. I.
Celui qui est appelé peut être un autre absent
Le cas de Mme N illustre bien cela, à travers l’insatisfaction permanente qu’elle présente, alors qu’une réponse est donnée à ses appels. Tout se passe comme si la personne qu’elle sollicite n’est pas véritablement l’objet désiré qu’elle a en représentation. Il y a une déliaison de la représentation de mot et la représentation de chose (Deboves, 2015).
LES APPELS INCESSANTS, UNE CONSÉQUENCE DE L’ÉVOLUTION DE L’APHASIE ?
Comme nous l’avons vu, les appels incessants apparaissent à un moment où les troubles phasiques s’accentuent et ne permettent plus une claire expression verbale des besoins. Lorsque l’aphasie en est au point d’être sévère, tout le panel des troubles du comportement associés aux maladies neurodégénératives peut être utilisé (dont les cris font partie) pour communiquer. Ainsi, les cris ne sont qu’un moyen parmi d’autres d’expressions non verbales. Nous ne pouvons donc pas affirmer que les appels incessants sont précurseurs des cris dans les démences sévères.
Sur les six cas présentés de résidents qui appellent de manière incessante, seule Mme S est passée des appels aux cris.
Effectivement, depuis une hospitalisation pour un problème pulmonaire, Mme S n’appelle plus, elle crie, alors que le langage est conservé. Quand le personnel lui demande pourquoi elle crie ou ce qu’elle souhaite, elle ne sait pas dire ce qu’elle veut ou expliquer son comportement.
La plupart du temps, elle signifie de cette façon qu’elle ne veut pas rester toute seule et souhaite qu’un membre du personnel reste près d’elle.
L’ÉPUISEMENT ET L’IMPUISSANCE DES PROFESSIONNELS : PRÉSERVER LA CAPACITÉ DE PENSER
Les appels incessants sont source d’épuisement pour les professionnels, voire engendrent un sentiment d’impuissance lorsqu’ils persistent malgré les interventions. Ils ont pour effet d’entraîner un sentiment de perte de sens (Dibie-Racoupeau et al. 2010). S’il en est ainsi pour les professionnels, il en est de même pour les autres résidents (Engasser, 2013).
Il existe un risque de maltraitance à l’égard du résident qui appelle, ce dernier finissant par être considéré comme étant plus perturbant que perturbé, et ce, tant de la part des professionnels que des autres résidents. Dans tous les cas, ce résident finit par faire fuir ceux qu’il essaie d’attirer à lui (Engasser, 2013). Ce qui est à minima un risque d’isolement. Il est donc primordial de ne pas laisser une telle situation s’installer.
L’enjeu majeur pour les professionnels est de préserver leur capacité de penser (Ploton, 2010). Pour cela, il est nécessaire de s’interroger sur la place et la fonction de ce trouble du comportement, c’est‑à‑dire de lui redonner du sens. Il s’agit de le concevoir comme un « appel au lien » qui sollicite l’autre et qui demande à être reconnu. « Le symptôme demande à être pensé avant d’être traité. » (Dibie-Racoupeau et al., 2010.)
Des espaces-temps institutionnels peuvent justement permettre aux professionnels de prendre du recul, de comprendre et de mettre du sens sur ce type de trouble du comportement (Dibie Racoupeau et al., 2010) : il s’agit des groupes d’analyse de la pratique, des groupes de travail sur l’accompagnement d’un résident posant des difficultés, des formations sur les troubles du comportement dans le cadre des maladies neurodégénératives, de l’intervention d’un professionnel qualifié sur le sujet précis des appels incessants…
CONCLUSION
Comme nous avons pu le voir, les appels incessants peuvent avoir des origines psychologiques diverses. Néanmoins, ils ont pour point commun d’interpeler l’autre, afin de lui signifier un état de mal‑être lié à de l’angoisse et de le solliciter en vue d’obtenir son aide.
Cet autre est, le plus souvent, incarné par les professionnels qui accompagnent quotidiennement les résidents. Il est important que ces derniers prennent conscience de cette place bien particulière à laquelle ils sont mis. Ils ont un rôle majeur à jouer pour améliorer le bien‑être des résidents et, entre autres, éviter leur isolement et leur rejet de tous.
Caroline Thomas
Psychologue

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